Dans la lancée de l’EP Tan (Warp Records) puis d’Ancestor Boy, un premier album au RnB expérimental qui l’a amené à tourner dans le monde entier en 2019, Lafawndah a enchaîné collaborations remarquables avec d’autres âmes habitées — telles que la percussionniste d’avant-garde Midori Takada — et incursions dans la mode, la musique à l’image et l’art contemporain. Beau programme, en totale adéquation avec la soif d’exploration musicale et spirituelle de cette artiste magnétique. La voici aujourd’hui de retour avec « You, at the End », relecture magistrale d’un poème de Kate Tempest et pierre angulaire de The Fifth Season, un deuxième album attendu pour le 8 septembre prochain sur le label franco-ovni Latency.
S’il conserve les textures électroniques et une âme expérimentale chères à la chanteuse, ce deuxième album prend un puissant virage orchestral, hanté par les cuivres crépusculaires de Theon et Nathaniel Cross, nouveaux souffles du jazz londonien, les timbales de Valentina Magaletti, les nappes de claviers très Fever Ray de Nick Weiss et la rappeuse Lala &ce pour un superbe duo final. Avec des incantations dont l’intensité évoque parfois Björk de façon très troublante — sur « You, at the End » notamment — on retrouve Lafawndah en grande prêtresse aux avant-gardes du monde d’après sur six titres en clair-obscur, « des chansons pour une pluie de cendres, des ballades pour un monde renversé » nourries par une matière littéraire et musicale très dense.
Ainsi croise-t-on « The Woman the Boy became » de Kate Tempest, mais aussi « Vieille Prière Bouddhique », une pièce de Lili Boulanger datant de 1917 (« Old Prayer »), une reprise du chanteur trans Beverly Glenn-Copeland (« Don’t Despair ») et de multiples références à la trilogie Broken Earth de l’autrice afro-américaine de science-fiction N.K Jemisin. « Ce livre s’est invité dans l’album », explique Lafawndah. « Il m’a bouleversé car s’il parle de la fin du monde, il parle aussi d’un nouvel ordre, d’un renouveau. J’ai beaucoup souffert des discours dystopiques en grandissant, je préfère de loin ceux qui imaginent la fin du capitalisme, du patriarcat ou de l’État-nation. La cinquième saison, c’est donc une invitation à imaginer ce qui n’existe pas encore, mais qu’on pressent déjà : un éveil collectif. » Une utopie donc, une nouvelle aube.
Pour The Fifth Season, Lafawndah a pris pour l’absolu contre-pied du processus créatif d’Ancestor Boy, très produit, en faisant ici le pari du lâcher-prise, de l’intuition et de l’improvisation collective. « J’ai l’impression que ce disque m’a utilisé pour être au monde et que moi, j’ai seulement été son vaisseau. Il s’agit d’une musique complètement libre qui m’a traversé en dehors de mes désirs ou de mon contrôle. C’est la musique du jour d’après la fin du monde », confie-t-elle depuis Londres, où elle a enregistré le disque.
Née à Paris, Lafawndah a beaucoup voyagé : de New York à Téhéran ou New Delhi, du Mexique aux tropiques, la musicienne cultive une esthétique du déplacement pour elle-même comme pour son art mutant, un nouveau continent musical aux marges des traditions d’Orient et d’Occident. « Une musique qui ne s’assoit nulle part », dit-elle justement au sujet de l’œuvre de Lili Boulanger. Dans The Fifth Season, Lafawndah explore la dimension collective du rituel comme les pouvoirs de guérison de la musique répétitive, influencée aussi bien par le zār égyptien, la musique traditionnelle indienne et le gnaoua, que par les totems de la musique minimaliste américaine tels que Steve Reich, la Monte Young ou encore Terry Riley. « J’ai toujours été fasciné par les états de transe. Je pense souvent à la manière dont on écoute et dont on la consomme la musique à présent. Pour moi c’est très important de ne pas oublier l’aspect social, psychiatrique presque, de la musique, en ce qu’elle est capable de soigner », explique Lafawndah.
Aucun doute, ce disque arrive au bon moment.
Écoutez « You, at the End » de Lafawandah dans notre playlist Songs of the Week sur Spotify et Deezer.